Esquisse d’un tableau sociologique du Maroc: Mohamed Cherkaoui

Esquisse d’un tableau sociologique du Maroc

Mohamed Cherkaoui

p. 155-189

TEXTE BIBLIOGRAPHIE AUTEURILLUSTRATIONS

 

source : http://books.openedition.org/cjb/1016

 

1Nul ne peut prétendre embrasser en un chapitre tous les sujets qui relèvent d’une sociologie du Maroc comme Condorcet l’avait fait pour l’humanité dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Je me propose de me limiter dans ce qui suit à une étude de la morphologie sociale, de la stratification et de la mobilité, mais aussi de la sphère normative en sollicitant principalement les données empiriques des recensements et de différentes enquêtes que certaines institutions marocaines et étrangères ont mises à ma disposition. J’ai opté pour l’examen de ces thèmes centraux, utiles et nécessaires pour qui veut comprendre le Maroc d’hier et d’aujourd’hui.

Morphologie sociale

2J’entends « morphologie sociale » au sens durkheimien du terme, à savoir la manière dont les individus et les unités sociales se regroupent au sein d’un ensemble doté d’une cohérence plus ou moins grande. Au sens large, la morphologie porte aussi bien sur la structure démographique que sur le religieux, l’économique ou le politique.

3Emile Durkheim (1895, 1899) distingue deux types idéaux de regroupement. Le premier se fonde sur les principes de la « solidarité mécanique ». La société qui le caractérise est constituée d’éléments segmentaires, identiques et juxtaposés. Son volume et sa densité sont bas, son organisation sociale peu différenciée, ses normes englobantes ne souffrant que peu d’écarts ou de variations dans la mesure où leur violation appelle des sanctions stigmatisantes en raison des externalités, notamment les coûts, que ces transgressions occasionneraient pour la collectivité si elles n’étaient pas punies. La conscience collective qui y prédomine intègre fortement l’individu au groupe. La tribu appartient à cette morphologie.

4Le deuxième type repose sur les éléments principaux de la « solidarité organique ». La société où domine cette solidarité se distingue par un volume et une densité élevés, une différenciation croissante des fonctions sociales, singulièrement une division du travail ininterrompue, un droit coopératif et une conscience collective en constante décroissance, consubstantielle à l’émancipation de l’individu dont l’intégration à la société globale est assurée par des institutions modernes telles l’école, les partis, les organisations sportives, caritatives, etc. La nation, telle que nous l’entendons, en est un des exemples.

5Comme outil d’analyse, cette taxinomie me semble efficace et s’applique au cas du Maroc. Le passage d’une société tribale à une société plus ouverte se lit dans l’histoire récente de ce pays. Cependant, en dépit des changements profonds que le Maroc a connus et qui le projettent dans la voie de ce que l’on entend par «modernité», on peut affirmer que la morphologie tribale reste présente.

6Comment en effet ignorer que les communes rurales actuelles et certains villages se superposent aux tribus ? Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la distribution spatiale des deux réalités dont les cartes se recoupent en partie. Il suffit aussi d’être attentif aux doléances émanant de personnalités locales qui remettent en question le découpage administratif de leur commune parce que, avancent-ils, il porte atteinte aux intérêts de leur tribu en la rendant minoritaire par rapport à une autre plus puissante qui finirait par s’accaparer les finances et les fonctions administratives de la commune. Sans doute tentent-ils d’avancer des arguments qu’ils drapent du manteau de la rationalité et de l’utilité des citoyens en cherchant à bannir de leur discours la justification ethnique, difficilement acceptable en effet par les cadres du ministère de l’Intérieur, censés représenter et défendre le point de vue national. Reste que seuls les naïfs et les crédules se laisseront prendre.

7Si, par ailleurs, dans les grandes métropoles, l’exode rural ne débouche pas en général sur la recomposition de la tribu en dépit des solidarités pour des raisons qu’il serait trop long de développer ici, certaines études montrent qu’il en est en revanche ainsi dans des villes petites et moyennes, à l’instar de Salé, par exemple (Brown, 1976).

8Comment en outre douter que certaines solidarités tribales et les réseaux qui en découlent puissent expliquer en partie la rapidité avec laquelle l’individu entre dans la vie active, le choix de telle profession et de tel secteur de l’économie ? Au niveau microsociologique, il est aisé de mettre en évidence une homogamie qui se définit par l’appartenance tribale, même si celle-ci tend à diminuer depuis un siècle (Aboumalik 1994, Cherkaoui, 1994, 2007).

9Comment par ailleurs méconnaître le fait que les élections communales et, parfois, législatives, dans les circonscriptions rurales et les petites villes, depuis les premières au début des années 60 jusqu’à celles d’aujourd’hui, ne se comprennent de façon satisfaisante qu’en référence à ces unités que l’on a cru, à tort, disparues (Waterbury 1970, Leveau 1977) ? On ne peut de surcroît refuser d’admettre que même certains partis politiques traduisent à leur manière des solidarités tribales ethnicisées qui ne sont assurément pas de simples vestiges.

10Que le lecteur se donne enfin la peine de faire un simple exercice de simulation, une expérience de pensée, relativement aux conséquences probables de la disparition soudaine du ciment qui lie la société marocaine en ce premier quart du XXIe siècle. Des groupes sociaux régionaux composés de confédérations de tribus s’imposeraient à son imagination comme substrat de la dissolution du liant de la nation. Ils ne manqueraient pas de s’autonomiser, comme on le voit ailleurs dans d’autres pays similaires au Maroc qui ont fait dernièrement l’expérience de la dissolution voulue ou non voulue d’États fortement centralisés. Voyez l’Irak, la Libye, la Syrie ou encore le Yémen. Méditons aussi sur les événements symptomatiques qui ont eu lieu en Algérie et dans d’autres pays africains sub-sahariens. La morphologie tribale, faut-il le préciser, n’est pas spécifique au Maroc. Montagne (1930) précise qu’on la rencontre dans tout le monde musulman nomade subdésertique, de l’Atlantique à l’Indus (Akbar et al., 1986, Beauvais 1998). En fait, elle est universelle puisqu’on la retrouve en Afrique sub-saharienne, en Amérique du Nord et du Sud, en Asie, en Océanie, en Australie, en Europe même pré- et proto-historique.

11La nation marocaine est l’œuvre du mouvement nationaliste et du roi Mohammed V. Elle appartient à la sphère des valeurs partagées : il s’agit d’une communauté de sentiments, d’un projet politique dont l’une des manifestations est la construction d’un État détenteur de la violence légitime qui contribue à l’homogénéisation culturelle et à la cohérence de la société. Ce point de vue défendu par l’historien Laroui (1989) reprend les idées lumineuses de Weber (1919, 1921 a, b) et de Renan (1882) qui parle de « plébiscite permanent ». Elle ne se définit ni par les origines ethniques, ni par la langue, ni par l’économie qui ne peut être à l’origine de la « communauté de sentiments ».

12Un indicateur particulièrement intéressant que je solliciterai pour traduire le sentiment national des Marocains d’aujourd’hui est la réponse à une question, qui a été posée dans l’enquête de la World Value Survey, sur l’engagement des citoyens à prendre les armes si d’aventure la nation était menacée. La quasi-totalité des citoyens marocains répondent positivement à la question. Par ailleurs, on ne constate pas de variations significatives dans les réponses – de l’ordre de 5 % – lorsqu’on les analyse en fonction de différents facteurs comme l’âge, le niveau social, le revenu, le sexe, le statut matrimonial et la langue parlée en famille. Seul le statut matrimonial semble avoir une légère influence significative sur l’engagement : les veufs et les séparés sont plus réticents (30 %) que les autres à accepter le sacrifice ultime. Parmi la trentaine de pays pour lesquels nous disposons de réponses à cette question, le pourcentage de Marocains se refusant à prendre les armes est le plus bas (5 %), excepté celui des Vietnamiens (2,1 %), des Chinois (3,1 %) et des Bengalis (3,7 %).

13La construction de la nation est-elle cependant irréversible ? Rien n’est moins sûr. D’autres rêves identitaires pourraient se révéler, comme on l’a vu dernièrement en Europe et ailleurs. A vrai dire, le pouvoir central des Etats n’était qu’une apparence trompeuse, un château de cartes qui s’est vite effondré. Malgré les tentatives d’unification nationale forcée qui furent le projet politique de partis et de gouvernements autoritaires, les grandes confédérations tribales n’ont disparu de l’horizon intellectuel de personne, sinon des zélateurs de la modernité qui appelaient de leur vœu leur disparition et prédisaient leur mort.

Changements de la structure démographique

14Si l’unité de la nation et sa construction furent le projet conjoint du Mouvement national et de la monarchie, elles passent aussi et peut être surtout par les changements morphologiques que le Maroc a connus depuis le début du XXe siècle. L’homogénéisation croissante de la société marocaine ne laisse pas place au doute, même si elle n’efface pas entièrement ni d’anciennes structures ni de séculaires traditions.

15Au plan démographique, on note une similitude croissante des comportements familiaux, du choix de leur descendance, de la maîtrise de son nombre et de sa qualité grâce notamment à l’usage presque généralisé des moyens contraceptifs, de l’état sanitaire des Marocains, de leur destin devant la maladie et la mort et, enfin, de leur espérance de vie.

16Dans la sphère de l’économie, on observe des phénomènes similaires, notamment une mobilité professionnelle sans précédent vers les secteurs modernes, particulièrement le tertiaire, un accroissement du salariat, une consommation typique des modèles occidentaux qui couvre le spectre le plus étendu, du type d’habitat aux dépenses des ménages.

17Sur le plan social, on remarque que s’ils restent très fortement attachés à certaines normes sociales traditionnelles, les Marocains partagent néanmoins de plus en plus les valeurs qui définissent la modernité. Il nous appartient de les analyser et d’en tirer les conclusions les plus importantes.

18Je voudrais commencer l’esquisse de ce tableau général des changements par une description et une analyse de son cadre, c’est-à-dire la démographie et son évolution. Car, au fond, la population générale n’est rien d’autre que l’agrégation de ces myriades de faits, gestes, comportements et décisions que chaque individu prend isolément ou en interaction avec les autres. Assurément, étudier la structure de la population et de son évolution ne nous autorisera pas à expliciter toutes ces composantes micrologiques ; elle nous permettra cependant d’en identifier les singularités probables, à nous orienter dans le dédale de cet infiniment petit, enfin, à suivre ce fil d’Ariane pour une meilleure quête à venir. Je solliciterai à cet effet les données de tous les recensements de la population (HCP, 1960-2014). Je précise au lecteur que les démonstrations, développements statistiques et graphiques qui sous-tendent les différentes parties de ce chapitre et qui ne peuvent être reproduits ici pour des raisons éditoriales seront intégrés dans une publication à venir.

Tendances séculaires de la démographie

19Bien que les statistiques des changements démographiques de 1900 à 1960 soient à vrai dire peu sûres, nous disposons cependant d’estimations hautement probables. En se fondant sur des observations au cours de la première moitié du XXe siècle et des hypothèses réalistes, on arrive à une courbe qui indique une progression presque exponentielle jusqu’à la fin du siècle dernier.

20A ses débuts, tout progrès est très long. Pour des raisons de baisse de la mortalité, d’une natalité naturelle forte, d’une amélioration des conditions sanitaires et de bien-être, il y a accumulation démographique qui rend le taux d’accroissement constant. Le changement est endogène. Bien évidemment, une telle évolution ne peut être illimitée, et l’on ne s’étonnera pas si l’on constate que cette tendance s’essouffle avant la fin du XXesiècle. A partir de cette date, on note un ralentissement évident. L’essoufflement de la crue démographique caractérise la fin du XXe et les trois premières décennies du XXIe siècle, comme le montre la figure 1 suivante.

Figure 1 : Evolution de la population réelle et prédictive 1900-2030 et ajustement par deux modèles, exponentiel et logistique

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21Ces conclusions déduites des analyses de la population globale se trouvent confirmées par l’étude détaillée de l’évolution de la pyramide des grands groupes d’âge. De 1960 à 2030, la population marocaine commence par se rajeunir avant d’accuser un vieillissement progressif. On note que, jusque dans les années 70, la population âgée de 0 à 14 ans avait augmenté et atteint 45 % de la population totale. A partir de cette date, ce taux diminue progressivement pour n’atteindre que 26 % en 2014. Pour leur part, les 15-59 ans voient leur pourcentage passer de 48,4 à 64,5 %, et les personnes âgées de 60 ans et plus de 7,2 à 9,6 % pour la même période. Toutes choses égales par ailleurs, une simulation de cette pyramide des âges pour 2030 donne 21 % pour les plus jeunes, 63,1 % pour les 15-59 ans et 15 % pour les plus âgés. La baisse des premiers et la hausse des plus âgés se poursuivront donc. Notons par ailleurs que, sous ce rapport, les évolutions des deux populations urbaine et rurale sont similaires. Ce vieillissement contribuera à l’émergence du palier dont nous avons subodoré l’existence et qui semble se confirmer par l’examen minutieux des données réelles et leur modélisation.

22Il est assurément prématuré de déduire les conclusions les plus sûres à partir de l’identification de cette stabilisation démographique de la population marocaine que les futures études pourront confirmer. Elle annonce en tout cas l’amplification de tendances mises au jour ainsi que l’apparition de phénomènes hautement probables qui exigeront des politiques publiques sectorielles embrassant le système éducatif, l’économie et le marché du travail, le logement et la politique sanitaire, la défense du territoire national, etc.

23Mais, fût-il élémentaire, aucun exposé de ces évolutions de la morphologie sociale ne peut faire l’impasse sur l’un des phénomènes les plus importants qu’a connus le Maroc depuis le début du XXe siècle. J’entends la transition démographique que certes d’autres pays connaissent mais à des rythmes et à des dates différentes. Nous verrons qu’elle commande tout le panorama des changements de la structure sociale.

L’originalité de la transition démographique au Maroc

24L’explosion démographique qu’a connue le Maroc durant le XXe siècle est essentiellement due à des facteurs comme l’amélioration de l’état sanitaire du pays, l’éradication des grandes épidémies et des disettes, une très forte fécondité, la précocité de l’âge au premier mariage, l’absence presque totale d’utilisation de méthodes contraceptives et de l’avortement, enfin, des valeurs religieuses, telles qu’elles étaient comprises, qui veulent que les enfants soient une bénédiction divine.

25Il convient cependant de souligner la singularité de ce phénomène au Maroc (HCP, 2005, Courbage, 2007). Selon la vision classique des théories de la transition démographique, la baisse des mortalités infantile et juvénile précède en général celle de la fécondité. Les démographes, sociologues et économistes expliquent cette séquence par des hypothèses qui relèvent de la théorie du choix rationnel : une baisse de la mortalité augmente la productivité des naissances et particulièrement celle des garçons à l’âge adulte, conçus et tenus par leurs familles comme une assurance pour l’avenir.

26Or, si le Maroc a bien connu une très forte baisse de la fécondité puisqu’elle est passée de près de 7,2 à 2,2 enfants par femme, celle-ci n’a cependant pas été précédée par une forte baisse de la mortalité infantile, qui demeure assez élevée malgré sa décrue. Ainsi le taux de mortalité infantile est-il passé de 145 ‰ en 1960 à 76 ‰ en 1987, pour enfin baisser à 27 ‰ en 2012, selon l’enquête à répétitions multiples conduite en 2009-2010 par le Haut-Commissariat au Plan. Le phénomène touche aussi bien les citadins que les ruraux, avec toutefois une surmortalité chez ces derniers de l’ordre de 35 ‰.

27Les mêmes hypothèses théoriques expliquent, en termes de coût d’opportunité, la corrélation négative entre l’activité féminine et la transition démographique : lorsque le travail féminin augmente, la famille nombreuse diminue. De fait, en quatre décennies, la taille moyenne de la famille a diminué de 6 à 4,7 membres. On constate par ailleurs que le taux d’activité des femmes a augmenté de 1960 à 1995 (27 %) pour accuser, il est vrai, une légère baisse depuis cette date. Il s’établit aujourd’hui à 22,3 % (HCP, 2013).

28Il est important de souligner ici que le taux d’activité des femmes varie selon le milieu de résidence et surtout de l’âge : les jeunes filles âgées de 15 à 24 ans, particulièrement les citadines, travaillent moins parce qu’elles fréquentent de plus en plus le système d’enseignement. Mais l’on note cependant que les femmes âgées de 45 ans et plus sont plus actives aujourd’hui qu’il y a quelques décennies. Enfin, le modèle de la famille nucléaire tend à se généraliser aussi bien dans les villes qu’à la campagne. En vingt ans, de 1982 à 2004, le pourcentage de familles nucléaires est passé de 51,5 à 63,4, et celui des familles complexes de 40,1 à 28.

29Pour rendre raison de la transition démographique, il convient également de solliciter d’autres variables indépendantes, tels l’âge au mariage, l’utilisation des moyens contraceptifs et le taux de célibat. La croissance de la population est négativement corrélée à l’âge moyen au premier mariage : plus cet âge augmente, moins on a de descendants. Quant à l’utilisation des moyens de contraception, elle est directement et négativement corrélée au nombre d’enfants. Enfin, le taux de célibat est également un indicateur de la baisse des descendants.

Tableau 1 : Age moyen au premier mariage par sexe et milieu de résidence, 1960-2010

Ensemble Urbain Rural
Année Hommes Femmes Hommes Femmes Hommes Femmes
1960 24,0  17,5  24,4  17,5  23,8  17,2 
1971 25,5  19,6  26,5  20,9  24,8  18,7 
1982 27,1  22,2  28,5  23,8  24,8  20,8 
1994 30,0  25,8  31,2  26,9  28,3  24,2 
2004 31,2  26,3  32,2  27,1  29,5  25,5 
2010 (ENDPR) 31,4  26,6  32,5  27,4  30,0  25,6 

Source : HCP (2011) : Enquête nationale démographique.

30Les données du tableau 1 sont éloquentes : en quarante ans, l’âge au premier mariage a fortement augmenté, passant de 24 ans pour les hommes et 17,5 ans pour les femmes, à 31,4 ans et 26,6 ans respectivement. Et l’on notera que cette augmentation se vérifie aussi bien pour les ruraux que pour les urbains.

31L’évolution du taux des pratiques contraceptives est encore plus impressionnante. En quatre décennies, il a été multiplié par 8 : on passe de 8 % à 63 % pour les femmes mariées. Aujourd’hui, ce taux avoisine les 60 % pour les femmes mariées dans le monde rural.

32Enfin, de 1994 à 2010, le taux de célibat à 50 ans est passé chez les hommes de 2,9 à 5,8 et de 0,8 à 6,7 pour les femmes. Cette tendance vaut pour les citadins comme pour les ruraux.

33On ne soulignera jamais assez que la baisse de la démographie marocaine est si importante et si inattendue qu’elle a surpris les experts nationaux et internationaux dont les prévisions en avaient sous-estimé la réalité. En une décennie, la population marocaine n’a augmenté que de 3,8 millions d’individus, ne dépassant guère le taux de croissance de 1,37 %.

Structure socioprofessionnelle et mouvements migratoires : l’urbain et le rural

34Une description des transformations démographiques et de la structure sociale et socioprofessionnelle doit commencer par les deux catégories sociales les plus larges et les plus importantes : les citadins et les ruraux. Les sources des statistiques que je convierai sont celles-là mêmes que j’ai indiquées plus haut.

35Alors que, selon les estimations les plus sûres, la population rurale au début du XXe siècle dépassait les 90 %, le premier recensement d’après l’Indépendance, celui de 1960, révèle que la population marocaine se compose de 70 % de ruraux. Un peu plus de quarante ans plus tard, ce chiffre atteint à peine 45 %. Si, comme cela paraît hautement probable, la tendance se poursuit durant les deux prochaines décennies, elle ne dépassera guère les 35 %. Inversement, le taux d’urbanisation explose et passe de 29 à 65 %.

Figure 2 : Evolution des taux de la population rurale et de la population urbaine, 1900-2030

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36La figure 2 présente les données réelles de l’évolution des taux de ruraux et d’urbains de 1912 à 2030. Il est arithmétiquement normal que les deux courbes soient inverses l’une de l’autre et que les valeurs de certains estimateurs des paramètres des modèles ajustés, que je ne présente pas pour ne pas alourdir l’exposé, soient très proches. On aura également remarqué que les deux courbes se coupent au point de coordonnées 50 % vers 1992.

37A première vue, la population rurale tend vers un palier au-delà duquel elle se stabilisera. Mais cette stabilité ne peut être que provisoire si le Maroc connaît dans l’avenir des évolutions similaires aux autres pays. Car on peut parier que cette population poursuivra sa baisse jusqu’à un point difficilement prévisible pour le moment puisqu’il dépend surtout des capacités de certains secteurs de l’économie marocaine à se transformer, des changements climatiques dont les prévisions les moins pessimistes ne sont guère réjouissantes, de la mécanisation du secteur agricole. Sans prophétiser « la fin des paysans » qui ne représentent guère plus de 5 % de la population des Etats-Unis d’Amérique et de celle de l’Europe, nous parlerons volontiers de la lente agonie annoncée du fellah marocain.

38Nous avons vu que la transition démographique ne touche pas uniquement les villes mais qu’elle concerne également les campagnes. On enregistre en effet une baisse importante du taux de fécondité des femmes rurales, une augmentation de l’âge au premier mariage, une intense utilisation des moyens contraceptifs, une scolarisation accrue des filles, un taux de travail féminin constamment élevé, etc. Notons que la baisse de la population rurale dépend aussi des mouvements migratoires vers l’étranger et vers les villes.

39Qu’ils soient cause ou effet, les mouvements migratoires, dont l’exode rural vers les villes marocaines n’est qu’une des figures, entrent pour une large part dans ce que l’on entend par mobilité structurelle ou forcée qui contraint les individus à changer de profession et de secteur d’activité par rapport à leur père indépendamment de leur souhait ou de leur stratégie socioprofessionnelle.

40Examinons le tableau 2 composé à partir des résultats des recensements depuis 1960, qui décrit l’évolution la répartition de la structure socioprofessionnelle durant un demi-siècle.

Tableau 2 : Evolution des catégories socioprofessionnelles, 1960-2012

41Ce tableau donne une idée des évolutions contrastées des grandes catégories socioprofessionnelles. Certes, leur définition strictement statistique et utilitaire ne satisfera pas le sociologue et l’économiste qui conduisent en général des études précises sur ces phénomènes. Faute d’une nomenclature bien définie sur la base d’indicateurs multiples et croisés, nous sommes condamnés à accepter l’état des données disponibles.

42Quels sont les enseignements qui se dégagent de l’analyse de leurs évolutions ? En premier lieu, aucune catégorie n’est démographiquement stable. Toutes connaissent un changement notable. En d’autres termes, la mobilité structurelle est forte. Ces passages d’une catégorie à l’autre que connaissent les individus et qui sont dus à ce type de mobilité sont indépendants d’eux et de leur stratégie professionnelle. Elle s’explique, notamment, par des variables démographiques et climatiques, les évolutions de l’économie, du marché du travail, des décisions politiques qui orientent les investissements et la création d’emplois aidés ou non. Bref, cette mobilité structurelle ne constitue pas une variable manipulable à volonté ; elle est plutôt une donnée et une contrainte qui orientent le destin des individus. En deuxième lieu, on constate que seule la catégorie des agriculteurs et des ouvriers assimilés a une pente négative. En troisième lieu, comme l’on s’y attend, la baisse la plus forte est celle qu’a connue la catégorie des agriculteurs. En quatrième lieu, on remarque que les pertes enregistrées par les ruraux sont mécaniquement récupérées par les autres groupes socioprofessionnels. En cinq décennies, cette couche sociale a en effet perdu presque 20 %, qui sont répartis entre les quatre autres.

43On aboutit à des résultats congruents aux conclusions précédentes en étudiant les évolutions des trois grands secteurs de l’économie : le primaire, le secondaire et le tertiaire.

Tableau 3 : Evolution de la répartition des trois secteurs économiques

1960 1971 1984 1994 2004 2012
Primaire 68,2 52,2 40,3 40 34,1 39,6
Secondaire 11,4 14,7 23,2 23,3 24,2 21,2
Tertiaire 20,4 33,1 36,5 36,7 41,7 39,2

44Le secteur primaire, majoritairement composé d’agriculteurs, de pêcheurs et de forestiers, accuse une baisse de 28,6 %, qui est récupérée par les deux autres, particulièrement le tertiaire qui voit son pourcentage pratiquement doubler en cinq décennies. L’une des conséquences les plus notables de telles évolutions est la crue des salariés de 1960 à 2012, comme le montre le tableau 4 suivant.

Tableau 4 : Evolution de la répartition des statuts

1960 1984 1994 2004 2012
Salariés 25,2 45,4 50,1 51,4 43,3
Indépendants 24,6 28,1 27,5 30,1 31,2
Employeurs 4,7 2,2 2,3 1,8 2,6
Aides familiales 38,1 19,7 18,4 15,4 22,1
Autres 7,5 4,6 1,7 1,2 0,8

Note : la catégorie « aides familiales » est composée de travailleurs à domicile.

45Les salariés sont majoritaires dans la structure socioprofessionnelle. Si, par ailleurs, on distingue deux grands groupes, les salariés et les auto-employés, les premiers représentent presque 58 % et les seconds 42 %. Ces chiffres ne doivent guère étonner. Bien que la catégorie des salariés augmente progressivement depuis un siècle, elle est encore loin d’atteindre les 90 %, pourcentage fréquent dans les sociétés occidentales où le phénomène avait commencé très tôt, vraisemblablement depuis le XVe siècle en Europe, avec une crue depuis le début du XIXe siècle. Au Maroc, le premier employeur est l’Etat. Le secteur public et semi-public emploie plus de 90 %, les 10 % restant étant employés par le privé.

46Le salariat connaîtra-t-il au Maroc les mêmes évolutions que dans les sociétés industrielles ? Rien n’est moins sûr. Il est du reste hautement probable que, même dans ces dernières, il connaisse un changement radical en raison notamment des changements structurels qui affectent les économies des pays industrialisés.

47Au Maroc aujourd’hui, les indépendants ou les auto-employés constituent une catégorie sociale importante, qui explique vraisemblablement en grande partie certains phénomènes macrosociologiques comme la faible criminalité – malgré le sentiment d’insécurité croissant alimenté par une presse en mal d’informations à sensation – et une contestation politique peu développée. Les mêmes phénomènes sont présents dans d’autres pays ayant les mêmes caractéristiques socioprofessionnelles.

Inégalités sociales et éducatives au Maroc

Mobilité sociale

48Toute société est plus ou moins fortement stratifiée et inégalitaire. On peut affirmer, métaphoriquement s’entend, qu’elle dresse des barrières visibles et invisibles aux individus qui aspirent à changer de statut. Elle définit des mécanismes de sélection aux fonctions sociales et économiques les plus variées. Elle détermine, souvent implicitement, les critères de choix de ses élites. Une société où l’enfant hérite systématiquement du statut socioprofessionnel de son père est une société de castes au sens le plus large. Mais en général, tous les enfants ne sont pas des héritiers. Ceux qui font l’expérience d’une mobilité peuvent voir leur statut social s’améliorer ou se dégrader par rapport à celui de leur père : on appelle les premiers les mobiles ascendants, les seconds les mobiles descendants. La mobilité peut être due à des transformations de la structure sociale qui forcent les individus à changer de statut par rapport à celui de leur père indépendamment de leur projet et de leur volonté. C’est le cas par exemple des paysans et de leurs enfants qui, en raison de l’exode rural, doivent se convertir en ouvriers ou en employés. On appelle structurels ces mobiles. La mobilité peut être également due à des stratégies individuelles et aux opportunités que la société offre aux acteurs pour qu’ils atteignent leurs objectifs grâce à des canaux de mobilité comme l’école, l’armée ou d’autres bureaucraties telles que les partis et les syndicats. Ce sont ces mobiles nets qui permettent de mesurer le degré d’ouverture de la société, le niveau de l’héritage social ou celui de la méritocratie. C’est cette mobilité nette ou pure qui autorise des comparaisons entre des sociétés qui n’ont pas des structures socioprofessionnelles identiques.

49Considérons le tableau 5 qui croise la catégorie socioprofessionnelle du père et celle du fils et de la fille. Nous avons écarté la catégorie des inactifs sans que cela ait d’influence significative sur les résultats de nos analyses, comme nous le verrons plus loin.

Tableau 5 : Statut socioprofessionnel de l’individu selon celui de son père

Catégories socioprofessionnelles de l’individu Total
1 2 3 4 5 6
CSP du père 1 149 79 68 47 8 11 362
2 159 182 179 79 5 31 635
3 538 1093 4022 1847 409 1632 9541
4 525 748 2455 3225 362 1530 8845
5 393 741 6332 5872 11685 16113 41136
6 108 285 1754 1336 588 2562 6633
Total 1872 3128 14810 12406 13057 21879 67152

Source : HCP et Této (2011).

Légende :

1 : Employeur, cadre supérieur, profession libérale

2 : Profession intermédiaire

3 : Employé administratif, du commerce, des services, ouvrier qualifié

4 : Commerçant, artisan, indépendant non agricole

5 : Exploitant agricole

6 : Ouvrier et manœuvre agricole et non agricole

50Commençons par comparer la structure socioprofessionnelle de la génération des pères à celle des enfants. Cette comparaison nous renseigne sur les changements structurels qu’a connus le Maroc. On constate que sur les six catégories, cinq ont vu leurs effectifs fortement augmenter. Seul le groupe des exploitants agricoles a perdu plus des deux tiers de sa population. Cet exode rural explique entièrement les gains des autres catégories. Les 28 079 exploitants agricoles qui ont cessé de l’être à la génération des enfants sont allés grossir les rangs des autres catégories. Ces 28 079 correspondent exactement au nombre total de la mobilité structurelle. Ces mobiles structurels sont, rappelons-le, des individus qui ont changé de statut malgré eux. En termes de rapport, les effectifs des première et deuxième catégories ont été multipliés par 5, la troisième et quatrième par presque 1,5, la sixième par plus de 3. Mais en termes absolus, c’est bien la sixième catégorie qui a connu la plus importante augmentation puisque, à elle seule, elle reçoit 15 246 nouveaux arrivants issus du groupe des exploitants agricoles.

51Cette mobilité structurelle est comprise dans la mobilité totale qui, elle, est égale à l’ensemble des individus qui n’ont pas le même statut que leur père. La mobilité totale est égale au nombre total d’individus, 67 152, moins les immobiles, c’est-à-dire ceux qui ont le même statut que leur père dont le total est égal à 21 825. La mobilité totale est donc égale à 67 152 – 21 825 = 45 327.

52Si l’on retranche de cette mobilité totale la mobilité structurelle, on obtient la mobilité pure 45 327 – 28 279 = 17 248. Précisons que c’est bien cette mobilité, résultat des projets et volontés individuels ainsi que du degré d’ouverture des canaux de mobilité, qui importe dans la construction des indices de mobilité que l’on utilise parfois. L’une des mesures de la mobilité se définit par une simple comparaison entre la mobilité pure réelle et la mobilité pure d’une société théorique où l’héritage n’existe pas, c’est-à-dire une société où le statut de l’individu est indépendant de celui de son père. Cette mesure est égale à 0,686 pour le Maroc.

53La conclusion que l’on peut en déduire est que la société marocaine est relativement ouverte malgré l’existence d’un héritage social important. Pour avoir une idée précise de la fluidité sociale au Maroc, il suffit de la comparer à celle des sociétés scandinaves, sans doute les plus fluides parmi les pays industriels avancés. Selon les calculs de tableaux des données de mobilité dont je dispose, la valeur de l’indice de mobilité est égale à 0,61 pour la Suède, 0,55 pour la Norvège, 0,46 pour le Danemark et 0,41 pour la Finlande. La très forte mobilité est soulignée également dans les travaux d’Erikson et al. (1979). Une étude comparée conduite par Erikson et Goldthorpe (1993) montre pour sa part que la France se situe entre la Suède et l’Angleterre.

Mobilité éducative

54Examinons à présent la mobilité éducative que traduit la relation entre le niveau d’instruction de l’individu et celui de son père. Nous nous limiterons à l’influence du niveau scolaire du père, dans la mesure où celui de la mère ne détermine que très faiblement celui de ses enfants (0,14).

Tableau 6 : Niveau d’instruction de l’individu selon celui de son père

Niveau d’instruction du père Niveau d’instruction de l’individu Total
1 2 3 4 5
1 58904 16430 6555 5900 3532 91321
2 575 1030 744 921 819 4089
3 86 156 244 381 446 1313
4 33 91 114 243 403 884
5 13 16 22 97 240 388
Total 59611 17723 7679 7542 5440 97995

Légende :

1 : Sans niveau, préscolaire, école coranique

2 : Fondamental 1

3 : Fondamental 2

4 : Secondaire

5 : Supérieur

55En premier lieu, ce sont assurément les changements de la structure éducative qui sont les plus frappants : par rapport au niveau de scolarité des pères, celui des enfants a fortement augmenté. Le pourcentage des individus ayant le plus bas niveau accuse une forte baisse, passant de 93 % à 61 %. Encore une fois, ce résultat peut être la conséquence de l’investissement des familles dans l’éducation, de l’effet de politiques publiques ou bien la résultante de la combinaison des deux facteurs.

56En deuxième lieu, le niveau d’instruction du père exerce une influence moyenne sur celui de ses enfants, comme le montre la mesure de la mobilité éducative qui est égale à 0,574.

57Fait remarquable : si l’on compare cette valeur de la mobilité éducative à celle de l’indice de mobilité sociale qui est, rappelons-le, égal à 0,686, on conclut que, au Maroc, la fluidité sociale est légèrement plus importante que la fluidité éducative. Ainsi, un enfant dont le père a le niveau d’instruction le plus élevé a 18 fois plus chance d’hériter le statut scolairede son père plutôt que d’avoir le niveau éducatif le plus bas, alors qu’un enfant dont le père a le statut social le plus élevé a à peine 13 fois plus de chance d’hériter du statut social de son père que d’avoir le statut le plus bas.

58La mobilité éducative, qui ne change quasiment pas selon l’âge des individus, est fortement déterminée par le milieu de résidence, qui traduit tout à la fois des politiques publiques et des choix individuels et familiaux.

59En milieu urbain, un enfant dont le père n’a guère dépassé le niveau scolaire le plus bas a une chance sur dix d’atteindre le niveau le plus élevé plutôt que le même niveau que son père ; alors qu’en milieu rural, l’enfant a à peine sept chances sur mille d’en faire autant. Dans les villes, le descendant d’un père qui a le plus haut niveau scolaire a vingt-deux fois plus de chance d’atteindre le même niveau d’instruction que son père plutôt que le niveau le plus bas. A la campagne, cette chance n’est que de deux. En d’autres termes, les urbains sont dix fois plus protégés d’un déclassement éducatif que les ruraux. Ce résultat conforte encore l’idée que le système scolaire se caractérise par une forte rigidité.

60Pourquoi la mobilité éducative est-elle moins importante que la mobilité sociale ? Comment expliquer le considérable héritage éducatif comparé à l’héritage social, alors que le niveau d’instruction de la population marocaine a fortement augmenté durant les six dernières décennies ?

61La tendance universelle selon laquelle l’âge est négativement corrélé au niveau d’instruction (Cherkaoui 1986) est bien confirmée pour le Maroc. Lorsque l’âge augmente, le niveau d’instruction diminue ; en d’autres termes, les jeunes ont en moyenne un niveau d’instruction plus élevé que les moins jeunes. Ainsi les jeunes appartenant à la première catégorie d’âge ont-ils presque cinq fois plus de chance d’atteindre le niveau supérieur que les plus âgés. Ces derniers ont en revanche deux fois plus de chance (ou de malchance) que les plus jeunes d’avoir le niveau scolaire le plus bas.

62En dépit des fortes inégalités selon le milieu et le sexe, le taux d’analphabétisme a fortement diminué durant le demi-siècle précédent. Les urbains ont vu ce taux divisé par 2,6 ; les ruraux par 1,6 ; les hommes par 2,9 ; les femmes par presque 1,9. Bien que je ne dispose pas de la répartition de ce taux conjointement selon le milieu et le sexe, on peut parier que ce sont les femmes rurales qui constituent le groupe social qui a le moins bénéficié de l’évolution de la scolarisation.

63L’évolution des taux brut et net de scolarisation primaire représentée par les deux figures suivantes confirme une fois de plus la tendance des jeunes générations à bénéficier d’une scolarisation plus importante que les générations moins jeunes.

Figure 3 : Evolution du taux net de scolarisation au primaire

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Source : Této (2011).

Figure 4 : Evolution du taux brut de scolarisation, 1960-2009

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64Ces figures sont éloquentes. On constate que les taux brut et net de scolarisation augmentent et tendent même vers le seuil de saturation. Au reste, on remarque que les inégalités éducatives qui caractérisent ces deux groupes sociaux tendent à se résorber.

65Plusieurs facteurs expliquent cette expansion de la démographie scolaire. La croissance démographique générale en est un. Mais son poids n’est pas déterminant. L’étude de l’évolution du taux net de scolarisation, qui réduit l’effet de la croissance démographique générale, le montre bien.

66Cette expansion s’explique aussi et surtout par des facteurs liés à l’économie, aux bureaucraties d’Etat et d’entreprises du secteur privé, enfin aux comportements des individus rationnels qui, selon les données dont ils disposent sur le monde, n’ont aucune difficulté à lier le diplôme et l’emploi. Ils savent, plus ou moins confusément, que la production traditionnelle fait place à une économie moderne caractérisée par un secteur tertiaire de plus en plus dominant, une technologie avancée, une demande de main d’œuvre qualifiée. L’économie est toujours davantage fondée sur le savoir et la création. Ils n’ignorent pas que les grandes bureaucraties exigent des fonctionnaires et des employés plus qualifiés. Il n’est donc pas surprenant que les individus s’adaptent à ces demandes et qu’ils investissent de plus en plus dans l’éducation ou la formation professionnelle.

La singularité marocaine

67Or nous avons établi précédemment que non seulement la mobilité éducative ne dépend pas significativement de l’âge mais que, en outre, au Maroc, contrairement à ce que l’on observe dans plusieurs autres pays, les inégalités éducatives sont plus importantes que les inégalités sociales. Pourquoi un Marocain a-t-il plus de chance de faire l’expérience d’une mobilité sociale qu’une mobilité éducative ? La réponse à une telle question est complexe. Pour qu’elle soit satisfaisante, il est nécessaire d’étudier la combinaison de plusieurs ensembles de variables qui définissent la structure du marché de l’emploi, les coûts liés à l’éducation qui sont élevés, les coûts d’opportunité pour les individus et leurs familles.

68Il me semble que l’on soit autorisé à déduire une première réponse en comparant les structures éducatives et sociales. A partir du tableau 7, conduisons une double comparaison, d’une part, du statut social relatif de l’individu par rapport à celui de son père, d’autre part, du statut éducatif relatif du même individu par rapport à celui de son père.

Tableau 7 : Statut social relatif de l’individu par rapport à celui de son père selon le niveau d’instruction relatif de l’individu par rapport à celui de son père

NIFRPF CSPFRPF Total
1 2 3
1 85 145 342 572
2 8803 13517 16784 39104
3 13826 7993 5146 26965
Total 22714 21655 22272 66641

69On en déduit l’existence d’une forte distorsion entre la structure éducative et la structure socioprofessionnelle représentées par les marges du tableau. Ainsi, 33,4 % (22 272/66 641) sont des mobiles sociaux ascendants, 32,5 % (21 655/66 641) ont le même statut que leur père, et enfin 34,1 % (22 714/66 641) sont des mobiles descendants. Or, la répartition éducative est très différente de la distribution sociale : de fait, 37 % (26 965/66 641) sont des mobiles éducatifs ascendants, 66,9 % (39 104/66 641) ont le même niveau éducatif que leur père et seul 1,1 % (572/66 641) sont des mobiles descendants. En résumé, entre la génération du père, et celle des enfants, la structure socioprofessionnelle a changé plus rapidement que la structure éducative. Le poids de l’héritage éducatif est excessif par rapport à l’héritage social.

70Une comparaison des données marocaines et celles d’autres pays ne laisse aucun doute sur la spécificité du cas marocain. Par ailleurs, des analyses plus approfondies des données marocaines du tableau 7 précédent conduisent à la conclusion que le niveau d’instruction relatif exerce un effet sur le statut social relatif, contrairement aux pays occidentaux. De fait, en confrontant les données d’un tableau construit sous l’hypothèse d’indépendance entre niveau d’instruction relatif et statut social relatif d’une société ayant les mêmes structures éducatives et sociales à un tableau construit sous l’hypothèse d’une relation maximale entre ces deux groupes de variables, on en déduit que les données du tableau réel se situent à peu près à égale distance entre les deux. Par ailleurs, toutes les mesures d’association attestent la relative importance de la relation entre les deux ensembles de variables. Cette proposition signifie que le niveau d’instruction impacte la mobilité sociale.

71Nous pouvons tester indirectement l’hypothèse précédemment formulée en étudiant les relations entre les variables sociales et éducatives des pères et celles des enfants pour identifier les mécanismes sociaux qui les sous-tendent.

Mécanismes générateurs de la mobilité

72Quel rôle générateur de mobilité joue l’école ? Celle-ci exerce une fonction majeure pour les nouvelles générations qui consacrent une grande partie de leur vie à acquérir des connaissances et des compétences nécessaires aux professions qu’elles exerceront à la sortie du système d’enseignement, qui est du reste perçu comme l’un des ascenseurs sociaux les plus efficaces et les plus légitimes. Par ailleurs, en consacrant des ressources très importantes au système d’enseignement et de formation professionnelle, les pouvoirs publics estiment former une main-d’œuvre qualifiée mais également contribuer à réduire le poids de l’héritage social.

73En analysant l’influence du niveau d’instruction sur le statut à la génération du père et à celle des enfants, nous disposons, selon le changement de la valeur de la relation entre les deux variables, d’une première indication sur la nature de la sélection qu’opère la société : dans le sens d’une plus grande méritocratie et de l’égalité des chances ou bien dans le sens contraire.

74Il apparaît que la relation entre origine sociale et niveau scolaire atteint est forte : la probabilité d’atteindre un niveau scolaire élevé augmente lorsque l’on passe des agriculteurs aux cadres supérieurs et professions libérales.

75La probabilité d’atteindre le niveau scolaire le plus élevé est 11,6 fois supérieur lorsque le père appartient à la première catégorie des employés, cadres supérieurs et professions libérales que s’il est ouvrier ou manœuvre. Elle est égale à 23,7 si l’on compare la première catégorie aux exploitants agricoles qui souffrent d’une plus grande inégalité. On remarquera aussi que les enfants dont le père appartient aux professions intermédiaires ont presque les mêmes chances que ceux issus de la première catégorie. Les pères de cette catégorie semblent vouloir préserver leurs enfants d’un déclassement social en investissant fortement dans l’éducation.

76Si les inégalités scolaires dues à l’origine sociale sont importantes, elles sont cependant moins impressionnantes que les inégalités sociales dues au niveau scolaire. Il semble dès lors que le système d’enseignement soit une puissante agence de sélection sociale et un générateur d’inégalités. Etre diplômé du supérieur préserve les individus des professions manuelles et leur assure à presque tous des places parmi les catégories sociales les plus élevées.

77La probabilité d’atteindre un niveau social élevé est 331 fois plus élevée lorsque l’on a un niveau scolaire élevé que si l’on a un niveau scolaire très bas. Les individus ont plus de 18 fois plus de chance d’être manœuvres ou ouvriers lorsqu’ils ont un niveau d’instruction très bas que lorsqu’ils fréquentent l’enseignement supérieur.

78En dépit des conclusions précédentes, qui soulignent le caractère inégalitaire des sélections sociale et scolaire, il est nécessaire de s’interroger sur le niveau de méritocratie de la société marocaine. Répondre à une telle question revient à résoudre le double problème suivant : une fois que l’origine sociale détermine le niveau scolaire des enfants, cesse-t-elle d’exercer toute influence sur le statut social des enfants ou bien continue-t-elle d’influencer le destin social des enfants? Dans le premier cas, nous parlerons de société méritocratique ; dans le deuxième, de société à structure de dominance (Boudon, 1973).

79En premier lieu, on remarque une immobilité particulièrement forte pour les trois catégories sociales les plus élevées, contrairement aux exploitants agricoles et aux ouvriers-manœuvres. N’était-ce cette immobilité, on aurait pu conclure à l’existence d’une structure méritocratique. En deuxième lieu, les deux classes sociales les plus favorisées, celles des cadres supérieurs-professions libérales, professions intermédiaires et employés, ne sont pas en mesure de préserver leurs enfants d’un déclassement social. Il en est de même de la petite bourgeoisie composée d’artisans et de commerçants. En outre, toutes ces catégories sociales ne favorisent pas la promotion sociale de leurs enfants. Le déclassement des enfants de ces groupes sociaux expliquerait sans doute la frustration qu’ils vivent et la protestation politique et sociale qu’ils mènent, incriminant l’État parce qu’il n’est plus en mesure de leur offrir des postes dans l’administration.

La sphère normative

80J’entends par sphère normative l’ensemble des normes et valeurs qui régulent les comportements des individus et des groupes. Elles forment une partie de cette culture partagée par les sociétaires dont la dimension religieuse est la plus importante et la plus prégnante. L’islam, populaire ou lettré, est en effet la matrice et le moule qui a façonné la personnalité marocaine depuis le VIIIe siècle. L’influence polymorphe du paganisme et du judaïsme, bien que souterraine, est également présente, parfois déterminante. Mais la religion n’est pas l’unique facteur déterminant. D’autres valeurs et normes appartenant à d’autres sphères d’activité humaine ont émergé au cours des siècles. Elles constituent des solutions à des problèmes qu’ont rencontrés les individus et les groupes dans leurs interactions quotidiennes, s’étendant parfois sur plusieurs générations. Ce sont des macro-phénomènes qui sont irréductibles au niveau microsociologique bien qu’ils puissent être tenus pour des cristallisations de systèmes d’interdépendances individuelles (Cherkaoui, 2005). On ne doit donc pas s’attendre à ce que la sphère normative soit totalement cohérente et structurée, comme le supposent certaines théories sociologiques. Je me limiterai à examiner certaines normes et valeurs pour lesquelles je dispose d’informations comme celles qui touchent à la modernité, à l’autorité, au traditionalisme ou conformisme, enfin à la confiance dans les institutions les plus représentatives.

Rationalité des valeurs

81On sait que le processus de modernisation touche toutes les sphères des activités et des représentations. Il concerne tout à la fois les niveaux économique, politique, des représentations et des croyances. Aux yeux de Weber (1904, 1921b) comme de nombreux sociologues, la modernisation consiste en la rationalisation du monde : celle de la production, du droit, des institutions politiques, des valeurs, des perceptions. Cette rationalisation est donc un processus d’organisation des phénomènes sociaux qui introduit en leur sein une cohérence et permet une efficacité dans les actions humaines grâce au calcul, à la prévision, à la nécessaire création de normes juridiques qui sont censées codifier les relations humaines (Cherkaoui, 2006). Elle s’oppose au comportement routinier de la tradition.

82Loin de moi cependant l’idée de considérer la tradition comme « irrationnelle », ainsi qu’on l’affirme habituellement. Si je mets de côté l’utilisation idéologique et obscurantiste de la tradition, j’incline plutôt à penser qu’elle jouit d’un fondement rationnel. Comme je l’ai montré ailleurs (Cherkaoui, 2006), l’acteur utilise souvent la tradition comme ensemble de procédures “pseudo-rationnelles” ou “rationnelles de second ordre”, lorsqu’il se trouve dans des situations d’incertitude. L’incertitude est due essentiellement à un déficit d’information sur la fin, les moyens, leurs relations ou les conséquences de l’action de l’agent qu’il n’est pas toujours en mesure de prédire. On comprend que, dans certains cas, il mobilise la tradition comme stock d’informations et comme cristallisation des solutions les plus performantes à des problèmes que la communauté a dû résoudre dans des contextes dissemblables durant ses expériences séculaires.

83Il est vrai que de nombreuses théories post-wébériennes de la modernisation partagent l’hypothèse selon laquelle la modernisation et le traditionalisme constituent deux types de valeurs opposés. Pour celles-ci, toute modernisation est un processus qui passe par l’abandon des cultures non occidentales. C’est dire que l’hypothèse de la convergence des valeurs est explicitement avancée. Mais il n’existe pas en sociologie comme en mathématique des théorèmes de convergence. Certains sociologues estiment d’ailleurs que cette hypothèse n’est nullement corroborée par les faits et qu’il faut s’attendre à une persistance des valeurs traditionnelles en dépit de transformations économiques, sociales et politiques. Pour traiter de cette question, je solliciterai les données de l’enquête internationale sur les valeurs World Value Survey.

84Il n’y a aucun doute que, comparés à d’autres, les Marocains sont davantage conformistes et attachés à des valeurs dites traditionnelles, essentiellement celles liées à la religion, à la morale, à la famille, souvent à l’autorité. Le taux des pratiques religieuses, des croyances et de la sacralité du religieux sous ses différents aspects étant de loin plus important au Maroc qu’ailleurs, il semble inutile de s’y attarder. Le religieux semble surplomber tout : tout se passe en effet comme si, implicitement ou explicitement, il commandait pratiquement les comportements, les relations sociales, les modes d’éducation et de socialisation, la répartition des rôles et les différentes hiérarchies dans la sphère du privé. C’est ainsi que l’on pourra expliquer la cohérence et le rigorisme de la sphère normative des Marocains.

85Mais cet attachement aux valeurs dites traditionnelles ne leur est pas propre lorsqu’on les compare aux Américains, aux Allemands ou aux citoyens de pays appartenant à l’OCDE. Certes, des différences existent entre les pays, mais l’on ne remarque pas de grands écarts entre eux. Ainsi, si pour presque 92 % des Marocains le mariage n’est pas une institution obsolète, c’est bien 88 % d’Américains, 79 % d’Allemands et 81 % des habitants des pays de l’OCDE qui partagent la même opinion. On arrive à des résultats similaires pour l’importance que l’on accorde à la vie familiale (95 %, 88,2 %, 80,7 %, 87,7 % respectivement).

86En revanche, on note des écarts relativement importants lorsqu’il s’agit du respect de l’autorité (71 %, 60,4 %, 44,5 %, 46 % respectivement) et surtout de l’opinion que l’on a des mères célibataires : 97 % de Marocains désapprouvent contre seulement 49 % des Américains, 70 % des Allemands et 44 % des ressortissants des pays de l’OCDE. Ce dernier indicateur est clivant et montre que les Marocains sont encore profondément influencés par les règles morales et religieuses qui prohibent ce qu’ailleurs on considère comme une liberté individuelle fondamentale. C’est que, dans sa doctrine tout au moins, l’islam, comme du reste d’autres religions et visions de la société, cherche à tout prix à éviter les mères célibataires essentiellement pour protéger socialement l’enfant. Et même le travail des organisations caritatives, qui aujourd’hui militent en faveur d’une prise en charge sociale de ces enfants qui sont le plus souvent abandonnés, est peu connu de la population et n’appelle jusqu’ici de la part de ceux qui le connaissent qu’un respect poli.

87Si l’on compare les réponses des individus des mêmes pays aux questions qui relèvent davantage d’indicateurs de la « modernité » comme la croyance en la science et la technique, le degré d’acceptation de la concurrence, la place des femmes dans le système économique, leur rôle sur le marché du travail, l’importance accordée aux contributions et au mérite dans les rémunérations, on constate que le Maroc ne se distingue guère des autres pays et qu’il est parfois plus « moderne ». Lorsque l’on compare par exemple les moyennes de la variable « la concurrence est une bonne chose » pour le Maroc, les Etats-Unis et les pays de l’OCDE, on constate que celles du premier sont supérieures aux deux autres (4,03 contre 3,43 et 3,9). Par ailleurs, les Marocains sont aussi nombreux que les citoyens des autres pays à estimer que la mère qui travaille peut avoir des relations avec ses enfants aussi chaleureuses qu’une mère au foyer.

88D’autres indicateurs de la « modernité » vont dans le même sens, comme le nombre d’enfants idéal que l’on souhaite avoir, le taux réel de fécondité dont on vu plus haut l’effondrement au Maroc.

Entre démocratie tutélaire et démocratie éthique

89Ce qui caractérise également les Marocains, c’est bien leur attitude à l’égard des institutions. Comparons la confiance que les Marocains accordent aux institutions politiquement importantes. Il s’agit des forces armées, de la police, du gouvernement, de l’administration publique, du parlement, de la justice, des partis politiques, des syndicats, de la presse et de la télévision. Mon objectif est de décrire le degré de confiance que les Marocains accordent à ces institutions, d’en suivre les évolutions sur une période de six ans – espace de temps qui sépare les deux enquêtes internationales. Je rappelle que ces enquêtes ont été réalisées en septembre 2001, pour la première, fin septembre-début octobre 2007, pour la seconde. Ces deux dates sont significatives, puisque la première correspond aux lendemains de l’intronisation du roi Mohammed VI, alors que l’administration du questionnaire de la seconde a eu lieu après les élections législatives marocaines du 7 septembre 2007 et la nomination du gouvernement marocain dirigé par Abbas El Fassi. Il me semble utile de rappeler ces événements pour bien situer le contexte social et politique des données qui constituent la base de toutes mes analyses des institutions.

90Commençons par une étude intuitive des répartitions de la confiance dans les dix institutions en 2001 et en 2007.

Graphe 5 : Distribution de la confiance dans les institutions en 2001

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Graphe 6 : Distribution de la confiance dans les institutions en 2007

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Légende : FA= forces armées ; P= police ; Gov = gouvernement ; Adm = administration ; Pres = presse ; TV = télévision ; Par = parlement ; Syn = syndicats ; PP = partis politiques ; SJ = système judiciaire. Le chiffre qui renvoie à l’enquête : 1 pour 2001, 2 pour 2007.

91L’examen de ces deux graphes autorise plusieurs conclusions. Constatons tout d’abord que, en 2001 comme en 2007, la distribution de la confiance de l’opinion change de façon significative d’une institution à l’autre. En d’autres termes, les Marocains ne perçoivent ni n’évaluent de la même manière toutes les institutions. Pour ne prendre qu’un exemple, ils n’accordent pas la même confiance à l’armée et aux partis politiques : les deux distributions sont radicalement différentes. Ensuite, relevons qu’en 2001, pour autant qu’une lecture intuitive m’y autorise, je formulerai l’hypothèse de l’existence de trois groupes d’institutions dont chacun se signale par une distribution empirique propre.

92Ainsi les partis politiques, les syndicats et le parlement forment un groupe dont la répartition de la confiance est concentrée à gauche du graphe ; en d’autres termes, l’opinion publique n’accorde que peu ou pas de confiance du tout à ces institutions. Rares sont ceux qui leur témoignent une confiance assez grande ou très élevée. Il convient de remarquer que ce groupe est composé d’institutions politiques qui constituent en fait le cœur de toute démocratie.

93Je m’interrogerai plus loin sur le point de vue de l’opinion publique marocaine sur la démocratie et sa représentation dans l’imaginaire populaire. Je me poserai la question de savoir si, en ne témoignant à ces institutions qu’une confiance des plus limitées, les Marocains rejettent du même coup l’idée de démocratie comme régime politique singulier et privilégié, ou bien si la sévérité de leur jugement à l’égard de ces institutions s’expliquerait somme toute par des raisons locales, sociologiquement compréhensibles. Je qualifierai ce premier groupe de cœur institutionnel du pouvoir démocratique.

94De plus, le deuxième groupe serait composé de la télévision et de la presse. Il est intéressant de noter la cohérence de l’opinion publique dans ses évaluations, puisque l’on retrouve ensemble les deux moyens de communication les plus populaires. Je propose de le nommer « groupe de médiation et de représentation » plutôt qu’institutions ou « appareils idéologiques », pour autant qu’elles sont dans l’incapacité de produire des idées nouvelles ou de justifier par des arguments les prises de position des maîtres de l’heure. Très proche de ce deuxième groupe tout en étant différente, l’administration semble avoir une position intermédiaire entre ce groupe et le troisième.

95A vrai dire, aux yeux de l’opinion publique, ces deux premiers groupes intuitivement identifiés ne semblent être composés que d’institutions que je qualifierai d’« ancillaires ». Un troisième groupe se compose de la police et du gouvernement. On peut y subsumer les forces armées, quoiqu’elles bénéficient d’une opinion plus favorable que les deux instances de cette classe. Sa caractéristique principale est sa distribution fortement concentrée à droite avec une queue très asymétrique à gauche : l’opinion publique accorde aux institutions qui le composent une très grande confiance. Aux yeux des Marocains, ce groupe semble détenir une position diamétralement opposée au premier. Le maintien de l’ordre social par la puissance publique dont les décisions sont exécutoires est la principale fonction des institutions qui le composent. Appelons « régalien » ce groupe.

96En 2007, le changement de l’opinion est remarquable. Nous n’observons plus de distorsions importantes entre les distributions de la confiance dans les institutions comme nous le notons pour 2001. Certes, des différences existent, mais elles sont moins accusées. En 2007 en effet, il est possible de distinguer deux grandes classes au lieu de trois comme en 2001. La première se compose des partis politiques, des syndicats, du parlement, de l’administration, du gouvernement, de la télévision et de la presse. Elle comprend en fait les deux premiers groupes de 2001, avec toutefois une particularité sur laquelle je reviendrai. Cette première classe se signale par un mode commun qui correspond à une assez faible confiance. La deuxième comprend les forces armées, la police et le système judiciaire pour lequel on ne dispose pas de données dans l’enquête de 2001. Les trois institutions qui le composent ont pratiquement un même mode qui correspond à une assez bonne confiance. Il est significatif de noter que le nouveau gouvernement de 2007 conduit par le premier ministre Abbas El Fassi ne fait plus partie de ce groupe. Il connaît une translation vers les institutions qui composent la première classe que j’ai qualifiée d’ancillaire.

97Etudions les institutions groupe par groupe et ensemble par ensemble. Commençons par ce que j’appelle les institutions régaliennes qui sont en fait celles dont relève le contrôle social exécutoire.

Figure 7 : Groupe 1 : Armée, police, gouvernement en 2001

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Figure 8 : Groupe 1 : Armée, police, gouvernement en 2007

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98L’interprétation sociologique de tels résultats, qui concourent à la même conclusion, me semble s’imposer : la grande confiance que l’opinion publique accorde à ces institutions régaliennes tire sans doute son origine de leur efficacité, réelle ou supposée, et de leur soumission directe à une autorité supérieure dont elles relèvent en dernière instance. Leurs fonctions sociales communes sont le maintien de l’ordre et l’exécution de décisions prises par les instances nationales supérieures. Si, constitutionnellement, le gouvernement est notamment en mesure de proposer des lois au vote du parlement et conduit sa politique générale, qui est censée être approuvée par la représentation nationale, il semble n’être perçu par l’opinion publique marocaine que comme le bras armé d’un pouvoir supérieur.

Figure 9 : Groupe 2 : Institutions de médiation et de représentation en 2001

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Figure 10 : Groupe 2 : Institutions de médiation et de représentation en 2007

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Figure 11 : Groupe 3 : Cœur institutionnel de la démocratie : parlement, syndicats, partis en 2001

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Figure 12 : Groupe 3 : Cœur institutionnel de la démocratie : parlement, syndicats, partis, en 2007

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99Bien qu’ils appartiennent à ce que j’appelle le type ancillaire, bien qu’ils aient aussi des distributions relativement proches les uns des autres, il me semble utile de distinguer les groupes d’intermédiation et les groupes politiques. En fait, les différences les plus notables apparaissent en 2001 ; elles s’atténuent du reste en 2007 : peu ou pas du tout de confiance accordée à ces institutions ancillaires ; légère amélioration de leur vue auprès de l’opinion en 2007, mais le mode de la confiance correspond à l’item « peu de confiance ».

100Comment dès lors interpréter le passage d’un état de l’opinion où les différences entre les institutions régaliennes et les institutions ancillaires sont nettes à un état où il n’existe plus de différence importante ? S’agit-il d’une moindre confiance ? S’agit-il d’un changement qui exprime une indifférenciation croissante due à une attente qui a été frustrée ? Pourquoi, en 2001, le citoyen croit-il à la puissance publique et pourquoi a-t-il de toute évidence changé de position en 2007 ? S’agit-il d’autres causes liées à l’absence de relative autonomie, à l’inefficience politique perçue, à la composition du gouvernement Abbas El Fassi, qualités dont le gouvernement de Driss Jettou aurait en partie joui aux yeux de l’opinion ? Si cette interprétation a un semblant de vraisemblance, elle nous renvoie à certains principes politiques majeurs, ceux de la légitimité et de ses sources. Comment par ailleurs rendre raison de l’apparition en 2007 d’un pôle constitué de la police, de la justice, du parlement, du gouvernement de l’administration et de l’armée, qui s’oppose aux deux groupes composés par les médias, d’une part, par les partis et les syndicats, de l’autre ? Sommes-nous autorisés à l’interpréter comme un changement de l’opinion publique qui passerait d’une vision qui oppose institutions régaliennes et institutions ancillaires à une autre qui souligne une forte concentration des pouvoirs et qui ne laisse, en dehors de son cercle, que les médias et les partis auxquels sont associés les syndicats ? Comment expliquer la nette augmentation de la confiance dans la police et sa baisse dans de nombreuses autres institutions, y compris dans l’armée ? Comment rendrons-nous compte de cette « exception » marocaine que l’on ne rencontre guère dans d’autres pays ?

101Il serait présomptueux et vain de prétendre vouloir proposer une théorie générale de la confiance des Marocains dans les institutions. Ceci dit, je peux proposer une interprétation provisoire des données des deux enquêtes sur la confiance dans les deux classes d’institutions et à celles qui leur sont organiquement liées.

102Que les Marocains accordent davantage de confiance aux institutions régaliennes qu’aux institutions ancillaires n’est en fait que l’une des faces d’une réalité plus complexe que je ne peux esquisser ici qu’à titre d’hypothèse. On est conduit à remarquer l’existence d’un axe que, faute d’une meilleure expression, on qualifie de tradition-modernité. On le retrouve du reste dans tous les pays européens. Ainsi l’attachement à la famille traditionnelle, la stabilité et la hiérarchie des rôles familiaux, valorisées pour les Marocains, la transmission des valeurs du passé liée à cette stabilité des rôles familiaux, l’échelle relative aux règles morales privées, l’adhésion à l’autorité, l’importance centrale des variables religieuses sont autant d’éléments corrélés à cet axe.

103Lorsque je parle de tradition ou de traditionalisme, je ne sous-entends aucune connotation péjorative. Or si ces valeurs traditionnelles auxquelles les Marocains adhèrent influent sur de nombreuses sphères de la vie privée, elles ne semblent pas inhiber des croyances et des attitudes « modernes » dans le domaine économique. Par ailleurs et curieusement, cette modernité ne semble guère jurer avec l’attachement des Marocains au rôle tutélaire de l’État pour assurer la sécurité des personnes et des biens, protéger économiquement les citoyens. Et l’on comprend ainsi pourquoi, par rapport aux Européens, les Marocains demeurent plus réservés à l’égard de la démocratie, de la participation à la vie sociale et de l’engagement associatif. On s’explique dès lors pourquoi les Marocains accordent davantage de confiance aux institutions régaliennes qu’aux institutions ancillaires qui constituent pourtant un contrepoids au pouvoir central. Ce qui n’est guère le cas des Européens.

104Cette interprétation, première et provisoire, que je propose renvoie en fait à une échelle axiologique plus générale qui part du pôle où dominent la demande de sécurité, la compétition, une forte inégalité, un principe de justice méritocratique, les aspects matérialistes, au pôle opposé que l’on qualifiera de « postmatérialiste » où l’emportent les valeurs de liberté, de justice fondée sur le besoin et l’égalité plutôt que sur la méritocratie, de paix, de coopération, de partage des ressources qui vise une plus grande égalité économique, de respect de la dignité de l’autre, de préservation de l’environnement. A mes yeux, il ne s’agit pas de deux systèmes de valeurs radicalement opposés mais bien d’une échelle avec toutes les gradations que l’on peut parcourir dans un sens ou dans l’autre. Si je devais baptiser les deux pôles de l’échelle qui caractérise l’opinion des Marocains, je dirais que leur sphère normative est beaucoup plus près du pôle d’une démocratie tutélaire que du pôle d’une démocratie éthique, plus proche du modèle de démocratie de Bentham que celui de Mill.

BIBLIOGRAPHIE

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TABLE DES ILLUSTRATIONS

Titre Figure 1 : Evolution de la population réelle et prédictive 1900-2030 et ajustement par deux modèles, exponentiel et logistique
URL http://books.openedition.org/cjb/docannexe/image/1016/img-1.png
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Titre Figure 2 : Evolution des taux de la population rurale et de la population urbaine, 1900-2030
URL http://books.openedition.org/cjb/docannexe/image/1016/img-2.png
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Titre Figure 3 : Evolution du taux net de scolarisation au primaire
Légende Source : Této (2011).
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Titre Figure 4 : Evolution du taux brut de scolarisation, 1960-2009
URL http://books.openedition.org/cjb/docannexe/image/1016/img-4.png
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Titre Graphe 5 : Distribution de la confiance dans les institutions en 2001
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Titre Graphe 6 : Distribution de la confiance dans les institutions en 2007
Légende Légende : FA= forces armées ; P= police ; Gov = gouvernement ; Adm = administration ; Pres = presse ; TV = télévision ; Par = parlement ; Syn = syndicats ; PP = partis politiques ; SJ = système judiciaire. Le chiffre qui renvoie à l’enquête : 1 pour 2001, 2 pour 2007.
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Titre Figure 7 : Groupe 1 : Armée, police, gouvernement en 2001
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Titre Figure 8 : Groupe 1 : Armée, police, gouvernement en 2007
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Titre Figure 9 : Groupe 2 : Institutions de médiation et de représentation en 2001
URL http://books.openedition.org/cjb/docannexe/image/1016/img-9.png
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Titre Figure 10 : Groupe 2 : Institutions de médiation et de représentation en 2007
URL http://books.openedition.org/cjb/docannexe/image/1016/img-10.png
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Titre Figure 11 : Groupe 3 : Cœur institutionnel de la démocratie : parlement, syndicats, partis en 2001
URL http://books.openedition.org/cjb/docannexe/image/1016/img-11.png
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Titre Figure 12 : Groupe 3 : Cœur institutionnel de la démocratie : parlement, syndicats, partis, en 2007
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AUTEUR

Mohamed Cherkaoui